les camions blancs
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le jurassien
minos202
Bill-d-isere
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les camions blancs
Sur la route, tout le monde me connait sous le "QRZ" de "l’ékiape 74", mais mon vrai nom c'est Benoit.
Je suis retraité depuis 5 heures, ce matin...
Comme tous les jours, je suis rentré au dépôt, j'ai décroché ma "boite"(comprenez un container), puis j'ai fait le mazout et garé le tracteur au fond du parc. Je suis ensuite passé par le sas des bureaux pour accrocher les clefs du camion au tableau et, comme convenu, j'ai glissé les clefs du sas dans la boite à lettre.
En passant le portail, le vigile m'a dit "à lundi" je lui ai répondu mécaniquement "bon week-end"...
Voilà comment se terminent mes 38 ans de cerceau dans la même boutique...
Et pourtant, ce que j'ai pu l'aimer ce putain de métier !
Antépénultième enfant d'une fratrie de neuf rouquins aux yeux bleus, je me suis retrouvé vite à ramasser les équevilles (poubelles) avec l'employé communal. Nous avions un vieux Berliet poussif d'avant-guerre. J'avais à peine 14 ans et, plus de 10 heures par jour, je chargeais les ordures de toute la vallée sur le plateau de ce tas de boue qu'il fallait ensuite décharger à la pelle car il n'était pas équipé d'une benne. C'est d'ailleurs là que j'ai décroché mon surnom d'ékiape : par ce boulot, j'ai en effet acquis une carrure digne de n'importe quel haltérophile à force d'épaulé/jeté de bacs à ordures de toutes tailles et de toutes dimensions, plus ou moins lourdement chargés. Parfois, le chef me laissait conduire le "Marius". Ce camion était un véritable piège : pas de direction assistée, un freinage aléatoire et les vitesses qui sautaient toutes seules. Mais j'adorais franchir les cols pour aller ramasser les équevilles dans les vallées environnantes. Ça avait le goût de l'aventure !
Je fis ce métier jusqu'à ce que la nation décide de me raser le crâne. Enfin, quand je dis jusqu'à... Car, en fait, je me suis retrouvé à ramasser les équevilles pendant seize mois au fin fond de l'Allemagne. Mais là, on m'a fait passer le permis de conduire et il me fut confié un splendide Berliet GBC 8 KT 6X6 avec tout le confort moderne ! De bons freins, une direction assistée douce et surtout une benne hydraulique qui se vidait toute seule. Pour moi, c'était clair, je voulais conduire !
En sortant de là, je me suis fait embaucher par le Père Paumier. A l'époque, nous n'étions qu'une dizaine. Moi, je livrais les épiceries dans les petits villages des montagnes aux alentours. Je chargeais vers Lyon. Il me fallait, à l'époque, presque la journée pour faire l'aller-retour. Je ne livrais qu'un ou deux clients ce jour là et complétais parfois le chargement par des produits locaux. Je mettais ensuite deux à trois jours pour faire le tour de mes points de livraison. Je rentrais tous les soirs à la maison avec le camion, un Saurer D. Je me garais le long de la grand-route. Je posais juste une lampe rouge à pétrole 100 mètres derrière. Il n'est jamais rien arrivé : ni accident, ni vol de marchandise...
Je ne repassais au dépôt que lorsque j'avais tout livré. Si je me débrouillais bien, j'arrivais sur le coup des 9 heures du matin, juste pile à l'heure où le Père Paumier partait casser la croûte au bistrot de la gare.
Immanquablement, il m'embarquait avec lui pendant que sa femme faisait les papiers des livraisons. Je repartais une heure plus tard, non sans avoir pris au passage un "bidon" d'un quelconque ragoût que je mangerai en descendant sur Lyon.
Je ne fis ce travail que quelques mois, car le "Vieux" Paumier qui avait déjà un poste de télé eu la surprise un soir de mai d'y voir son fiston. Parti à Paris pour y faire de brillantes études de commerce, il tenait un discours sur les avantages du marxisme dans une société de consommation face à une bande de chevelus déguisés en alpage printanier et entourés de CRS à la mine féroce.
Le gamin, trois jours plus tard, prenait concomitamment des coups de pieds au cul et le volant de mon Saurer.
Quant à moi, j'héritai d'une substantielle augmentation et d'un Saviem JLM, attelé d'une belle semi-remorque. Avec ce puissant ensemble, j'allais sur Grenoble charger du ciment par 20 tonnes que je revenais décharger, sac par sac, sur les chantiers de la région. Le travail était harassant, mais le Vieux ne m'embêtait pas. Quand j'étais fatigué, je m'arrêtais dormir sans autre forme de procès.
Il faut bien avouer que j'en profitais parfois pour trainer un peu la grolle. Mais ça faisait la moyenne avec les journées de plus de 16 heures. Le Patron avait trouvé une combine pour me motiver : j'avais une prime au tonnage déchargé.
Mais, là non plus, ça ne dura pas ! Le Merdeux trouvant fatiguant la livraison des épiceries me remplaça au volant du Saviem. Je retrouvai donc mon vieux Saurer. Il était dans un bien triste état : les rétroviseurs cassés, la bâche déchirée et des cabosses un peu partout. Je ne pus retenir un "Quel est le sagouin qui a mis ce camion dans cet état ?". La Patronne me fit la gueule pendant longtemps ...
Le retour à la case débutant me déplut fortement. Le Merdeux, lui, eut droit à une belle remorque citerne pour livrer le ciment en vrac et ainsi éviter toute manipulation de sac.
Au bout de quelques jours d'épicerie, je demandai au Vieux de préparer mon compte pour mon prochain passage au bureau. Je vis bien que cela lui déplut, mais j'étais bien décidé à tenter ma chance ailleurs. J'avais goûté à la semi-remorque, aux nuits dans le camion et de plus, je commençai à fréquenter une fille, j'avais donc besoin d'argent pour réaliser mes projets.
Mon tour fini, je descendis donc au bureau. En arrivant, je demandai donc mon compte à la Patronne. Elle me répondit que son mari voulait d'abord me voir. Je le retrouvai donc au bistrot, où il passait de plus en plus de temps depuis que son fils avait décidé qu'il ne roulerait plus qu'un jour sur deux.
Comme accueil, j'eus droit à un tonitruant "Qu'est ce que tu fous là ? Tu devrais déjà être à Paris !". J'eus à peine le temps de dire "Qu'est ce que je foutrais à Paris?" que je reçus presque en pleine figure un trousseau de clefs.
Cinq minutes après, juste le temps de m'entendre expliquer que ma démission n'était pas valable, je me retrouvai au volant d'un GR200, une bête pour l'époque, aux couleurs de la maison : vert "paume" avec une déco rouge et blanche qui faisait la croix de Savoie sur les portes et décoré d'un pare-soleil avec mon prénom !
Me voilà parti, direction Paris, avec 20 tonnes d'eau minérale et un cadeau en liquide de la part du Vieux. Une avance sur frais dont il ne fallait surtout rien dire à la Patronne, presque un mois de paye !
A la sortie d'Annemasse, je ne savais déjà plus quelle direction prendre pour me retrouver Boulevard Vincent Auriol à Paris !
Mon deuxième voyage au volant de mon magnifique Berliet fut en direction de Marseille. Je voyais la mer pour la première fois de ma vie. J'ignorais encore que dans quelques années, les rives de la Méditerranée seraient pour moi le synonyme de « retour à la maison ».
Pour le troisième voyage, le Vieux m'envoya en Angleterre. Il oublia juste de m'indiquer un détail : là, on roule à gauche. Au retour, j'appris son décès d'une crise cardiaque au bistrot. La Patronne était partie passer quelques jours de repos dans le Valais suisse, son pays d'origine. C'est le Merdeux qui gère la boite en attendant.
A son retour, elle découvrira un superbe Scania V8, cadeau de son fils à lui même, alors qu'il ne roule plus qu'un jour ou deux par semaine et une tout aussi magnifique Mustang, le tout accompagné par cinq ensembles routiers neufs vendus par le peu scrupuleux concessionnaire local qui a su profiter de la bêtise de celui qu'il me fallait désormais appeler "Patron". Cet imbécile n'avait pas réussi à résoudre un petit détail dans son affaire : il n'avait ni chauffeur, ni client pour faire tourner ses camions neufs ! Sa mère avait entendu dire en Suisse que des transporteurs livraient jusqu'au Moyen-Orient. Elle prit le taureau par les cornes et explora cette voie pour voir si nous pouvions amortir les camions par ce biais là.
Et voilà comment après seulement 4 ou 5 tours hors de mes montagnes savoyardes, je me retrouve en route pour Bassora !
Je n'ai pas la moindre idée de ce qui m'attend ... Ce premier tour sera une catastrophe financière pour l'entreprise. Je mettrai le double de temps que prévu et me ferai plumer comme un bleu par tous les margoulins que je rencontrerai : 2 Bulgares m'abandonneront même au beau milieu de nul part, après m'avoir dépouillé de tout mon gasoil. Je resterai là trois jours avant qu'un Anglais m'offre 1000 litres du précieux liquide. Il m'expliquera même comment me refaire une santé financière grâce à une combine connue de tous les lignards du Moyen-Orient : je dois refaire le plein en Irak où le gasoil vaut 1,60 F le litre. En repassant par la Turquie pour rentrer, j'en revends une partie aux routiers locaux et aux paysans à environ 7,50 F le litre puis, arrivé en Grèce, je refais le plein, en payant avec une part du bénéfice, 1,10 F au tarif local. Le patron n'y voit que du feu et moi, ça me motive pour continuer mon périple, malgré les galères.
A mon retour dans mes montagnes, je découvrirai que la Patronne a lancé la majorité de ses troupes plein est. Elle a même embauché plus de monde et commandé d'autres camions. Au passage, je me vois attribuer un magnifique Volvo 88, mon rêve !
Il est toujours aux couleurs de la maison mais avec cette fois la croix de Savoie que sur le coté passager car sur la porte conducteur il a été peint un morceau de désert avec un bouquet de palmiers, le tout surmonté de "BENOITL'EKIAPE" en lettre style western aux couleurs du drapeau Américain.
Je ne suis pas peu fier de mon nouveau "1000 pattes". Du coup, ma pause en France ne durera que 48 heures tellement suis-je pressé de partir voir ce que donne la bête dans le sable des déserts. De plus, les 1500 litres de réservoir me laissent m'imaginer en roi du pétrole.
Je suis retraité depuis 5 heures, ce matin...
Comme tous les jours, je suis rentré au dépôt, j'ai décroché ma "boite"(comprenez un container), puis j'ai fait le mazout et garé le tracteur au fond du parc. Je suis ensuite passé par le sas des bureaux pour accrocher les clefs du camion au tableau et, comme convenu, j'ai glissé les clefs du sas dans la boite à lettre.
En passant le portail, le vigile m'a dit "à lundi" je lui ai répondu mécaniquement "bon week-end"...
Voilà comment se terminent mes 38 ans de cerceau dans la même boutique...
Et pourtant, ce que j'ai pu l'aimer ce putain de métier !
Antépénultième enfant d'une fratrie de neuf rouquins aux yeux bleus, je me suis retrouvé vite à ramasser les équevilles (poubelles) avec l'employé communal. Nous avions un vieux Berliet poussif d'avant-guerre. J'avais à peine 14 ans et, plus de 10 heures par jour, je chargeais les ordures de toute la vallée sur le plateau de ce tas de boue qu'il fallait ensuite décharger à la pelle car il n'était pas équipé d'une benne. C'est d'ailleurs là que j'ai décroché mon surnom d'ékiape : par ce boulot, j'ai en effet acquis une carrure digne de n'importe quel haltérophile à force d'épaulé/jeté de bacs à ordures de toutes tailles et de toutes dimensions, plus ou moins lourdement chargés. Parfois, le chef me laissait conduire le "Marius". Ce camion était un véritable piège : pas de direction assistée, un freinage aléatoire et les vitesses qui sautaient toutes seules. Mais j'adorais franchir les cols pour aller ramasser les équevilles dans les vallées environnantes. Ça avait le goût de l'aventure !
Je fis ce métier jusqu'à ce que la nation décide de me raser le crâne. Enfin, quand je dis jusqu'à... Car, en fait, je me suis retrouvé à ramasser les équevilles pendant seize mois au fin fond de l'Allemagne. Mais là, on m'a fait passer le permis de conduire et il me fut confié un splendide Berliet GBC 8 KT 6X6 avec tout le confort moderne ! De bons freins, une direction assistée douce et surtout une benne hydraulique qui se vidait toute seule. Pour moi, c'était clair, je voulais conduire !
En sortant de là, je me suis fait embaucher par le Père Paumier. A l'époque, nous n'étions qu'une dizaine. Moi, je livrais les épiceries dans les petits villages des montagnes aux alentours. Je chargeais vers Lyon. Il me fallait, à l'époque, presque la journée pour faire l'aller-retour. Je ne livrais qu'un ou deux clients ce jour là et complétais parfois le chargement par des produits locaux. Je mettais ensuite deux à trois jours pour faire le tour de mes points de livraison. Je rentrais tous les soirs à la maison avec le camion, un Saurer D. Je me garais le long de la grand-route. Je posais juste une lampe rouge à pétrole 100 mètres derrière. Il n'est jamais rien arrivé : ni accident, ni vol de marchandise...
Je ne repassais au dépôt que lorsque j'avais tout livré. Si je me débrouillais bien, j'arrivais sur le coup des 9 heures du matin, juste pile à l'heure où le Père Paumier partait casser la croûte au bistrot de la gare.
Immanquablement, il m'embarquait avec lui pendant que sa femme faisait les papiers des livraisons. Je repartais une heure plus tard, non sans avoir pris au passage un "bidon" d'un quelconque ragoût que je mangerai en descendant sur Lyon.
Je ne fis ce travail que quelques mois, car le "Vieux" Paumier qui avait déjà un poste de télé eu la surprise un soir de mai d'y voir son fiston. Parti à Paris pour y faire de brillantes études de commerce, il tenait un discours sur les avantages du marxisme dans une société de consommation face à une bande de chevelus déguisés en alpage printanier et entourés de CRS à la mine féroce.
Le gamin, trois jours plus tard, prenait concomitamment des coups de pieds au cul et le volant de mon Saurer.
Quant à moi, j'héritai d'une substantielle augmentation et d'un Saviem JLM, attelé d'une belle semi-remorque. Avec ce puissant ensemble, j'allais sur Grenoble charger du ciment par 20 tonnes que je revenais décharger, sac par sac, sur les chantiers de la région. Le travail était harassant, mais le Vieux ne m'embêtait pas. Quand j'étais fatigué, je m'arrêtais dormir sans autre forme de procès.
Il faut bien avouer que j'en profitais parfois pour trainer un peu la grolle. Mais ça faisait la moyenne avec les journées de plus de 16 heures. Le Patron avait trouvé une combine pour me motiver : j'avais une prime au tonnage déchargé.
Mais, là non plus, ça ne dura pas ! Le Merdeux trouvant fatiguant la livraison des épiceries me remplaça au volant du Saviem. Je retrouvai donc mon vieux Saurer. Il était dans un bien triste état : les rétroviseurs cassés, la bâche déchirée et des cabosses un peu partout. Je ne pus retenir un "Quel est le sagouin qui a mis ce camion dans cet état ?". La Patronne me fit la gueule pendant longtemps ...
Le retour à la case débutant me déplut fortement. Le Merdeux, lui, eut droit à une belle remorque citerne pour livrer le ciment en vrac et ainsi éviter toute manipulation de sac.
Au bout de quelques jours d'épicerie, je demandai au Vieux de préparer mon compte pour mon prochain passage au bureau. Je vis bien que cela lui déplut, mais j'étais bien décidé à tenter ma chance ailleurs. J'avais goûté à la semi-remorque, aux nuits dans le camion et de plus, je commençai à fréquenter une fille, j'avais donc besoin d'argent pour réaliser mes projets.
Mon tour fini, je descendis donc au bureau. En arrivant, je demandai donc mon compte à la Patronne. Elle me répondit que son mari voulait d'abord me voir. Je le retrouvai donc au bistrot, où il passait de plus en plus de temps depuis que son fils avait décidé qu'il ne roulerait plus qu'un jour sur deux.
Comme accueil, j'eus droit à un tonitruant "Qu'est ce que tu fous là ? Tu devrais déjà être à Paris !". J'eus à peine le temps de dire "Qu'est ce que je foutrais à Paris?" que je reçus presque en pleine figure un trousseau de clefs.
Cinq minutes après, juste le temps de m'entendre expliquer que ma démission n'était pas valable, je me retrouvai au volant d'un GR200, une bête pour l'époque, aux couleurs de la maison : vert "paume" avec une déco rouge et blanche qui faisait la croix de Savoie sur les portes et décoré d'un pare-soleil avec mon prénom !
Me voilà parti, direction Paris, avec 20 tonnes d'eau minérale et un cadeau en liquide de la part du Vieux. Une avance sur frais dont il ne fallait surtout rien dire à la Patronne, presque un mois de paye !
A la sortie d'Annemasse, je ne savais déjà plus quelle direction prendre pour me retrouver Boulevard Vincent Auriol à Paris !
Mon deuxième voyage au volant de mon magnifique Berliet fut en direction de Marseille. Je voyais la mer pour la première fois de ma vie. J'ignorais encore que dans quelques années, les rives de la Méditerranée seraient pour moi le synonyme de « retour à la maison ».
Pour le troisième voyage, le Vieux m'envoya en Angleterre. Il oublia juste de m'indiquer un détail : là, on roule à gauche. Au retour, j'appris son décès d'une crise cardiaque au bistrot. La Patronne était partie passer quelques jours de repos dans le Valais suisse, son pays d'origine. C'est le Merdeux qui gère la boite en attendant.
A son retour, elle découvrira un superbe Scania V8, cadeau de son fils à lui même, alors qu'il ne roule plus qu'un jour ou deux par semaine et une tout aussi magnifique Mustang, le tout accompagné par cinq ensembles routiers neufs vendus par le peu scrupuleux concessionnaire local qui a su profiter de la bêtise de celui qu'il me fallait désormais appeler "Patron". Cet imbécile n'avait pas réussi à résoudre un petit détail dans son affaire : il n'avait ni chauffeur, ni client pour faire tourner ses camions neufs ! Sa mère avait entendu dire en Suisse que des transporteurs livraient jusqu'au Moyen-Orient. Elle prit le taureau par les cornes et explora cette voie pour voir si nous pouvions amortir les camions par ce biais là.
Et voilà comment après seulement 4 ou 5 tours hors de mes montagnes savoyardes, je me retrouve en route pour Bassora !
Je n'ai pas la moindre idée de ce qui m'attend ... Ce premier tour sera une catastrophe financière pour l'entreprise. Je mettrai le double de temps que prévu et me ferai plumer comme un bleu par tous les margoulins que je rencontrerai : 2 Bulgares m'abandonneront même au beau milieu de nul part, après m'avoir dépouillé de tout mon gasoil. Je resterai là trois jours avant qu'un Anglais m'offre 1000 litres du précieux liquide. Il m'expliquera même comment me refaire une santé financière grâce à une combine connue de tous les lignards du Moyen-Orient : je dois refaire le plein en Irak où le gasoil vaut 1,60 F le litre. En repassant par la Turquie pour rentrer, j'en revends une partie aux routiers locaux et aux paysans à environ 7,50 F le litre puis, arrivé en Grèce, je refais le plein, en payant avec une part du bénéfice, 1,10 F au tarif local. Le patron n'y voit que du feu et moi, ça me motive pour continuer mon périple, malgré les galères.
A mon retour dans mes montagnes, je découvrirai que la Patronne a lancé la majorité de ses troupes plein est. Elle a même embauché plus de monde et commandé d'autres camions. Au passage, je me vois attribuer un magnifique Volvo 88, mon rêve !
Il est toujours aux couleurs de la maison mais avec cette fois la croix de Savoie que sur le coté passager car sur la porte conducteur il a été peint un morceau de désert avec un bouquet de palmiers, le tout surmonté de "BENOITL'EKIAPE" en lettre style western aux couleurs du drapeau Américain.
Je ne suis pas peu fier de mon nouveau "1000 pattes". Du coup, ma pause en France ne durera que 48 heures tellement suis-je pressé de partir voir ce que donne la bête dans le sable des déserts. De plus, les 1500 litres de réservoir me laissent m'imaginer en roi du pétrole.
Bill-d-isere- Modérateur
- Nombre de messages : 1263
Age : 55
Date d'inscription : 16/05/2008
Feuille de personnage
coucou:
Re: les camions blancs
J'ai ensuite enchainé les tours sur le Moyen-Orient pendant plus de 10 ans : Iran, Irak, Émirats Arabes, Qatar, Syrie, Arabie Saoudite, Koweït, Jordanie. Je suis même allé une fois jusqu'au Pakistan livrer une grue qui, elle, continuait jusqu'en Inde ! Une autre fois, j'ai livré juste un tapis et un pot de colle à Doha (au Qatar) pour finir les travaux du palais d'un Prince... 8000 kilomètres, juste pour ça !
Mais, dans les années 80, entre la guerre Iran / Irak, la concurrence de plus en plus accrue des Bulgares (pas toujours loyale) et la conjoncture mondiale, ces destinations sont de moins en moins rentables. Pour lutter, le bénéfice des transactions de gasoil est maintenant versé sur un compte au nom du patron et nous n'en touchons plus qu'une infime partie. Malgré ça, nous abandonnons peu à peu ces destinations de rêve. Pendant quelques temps, je serai le plus souvent à destination du Maroc, voyages entrecoupés de quelques excursions dans les pays de l'Est, de l'autre coté du rideau de fer encore existant à ce moment là : Pologne, Russie, Moscou, St Petersburg avec 25 tonnes de parfum de luxe pour les hôtels à Apparatchik et retour avec de la vodka. Mais, sur ces destinations aussi les transporteurs locaux nous concurrencent et c'est la guerre des prix, aussi entre transporteurs Français. Nous jetterons rapidement l'éponge. Entre temps, j'ai usé mon "Diabolique 88". Je l'appelais ainsi car il bondissait comme un diable hors de sa boite quand je sollicitais la pédale de droite pour doubler. Le jour où je l'ai abandonné chez le concessionnaire, le compteur affichait un million huit cent vingt quatre mille six cent quatre vingt douze kilomètres. Je m'en souviendrai longtemps : 1.1824.692 km !
Je roulais maintenant dans un confortable et moderne Volvo F10 Globetrotter, qui manquait singulièrement de "watt" en montagne. La Patronne n'avait pas jugé raisonnable de m'offrir la clim qui pourtant apparaissait de plus en plus sur les camions. La déco de la cabine était redevenue standard, juste aux couleurs de la boite, finie la personnalisation sur la portière. Mon camion était parfaitement identique aux autres de la maison. C'est moi qui ai du écrire mon surnom en lettres blanches sur le pare-brise. Nous étions maintenant une bonne trentaine.
La Patronne décéda dans l'accident d'avion de tourisme d'un gros client avec qui elle partait en week-end en Corse. Le Fiston se trouva contraint de vendre une partie de ses parts à un nouvel associé pour faire face aux frais d'une succession mal préparée.
Ni une ni deux, « on restructure, on rationalise ! ». Les Volvo Glob sont vendus pour être remplacés par des Renault G290 Duplex avec, comme on le disait "la niche du chien sur le toit". Pour faire simple : au lieu d'avoir, comme dans les Volvo, la couchette derrière les sièges au fond de la cabine et un toit suffisamment haut pour se tenir debout quand le conducteur passe du volant au lit, le Renault était équipé d'une cabine finissant à raz derrière le dossier du siège, tellement à raz que je n'arrivais pas à avoir assez de recul pour m'installer au volant. Je prenais mal aux genoux dans ce piège, un mal qui me tient toujours depuis. Pour dormir, il y a un cube de plastique sur le toit de la cabine, on le gagne en passant par la trappe du toit ouvrant du camion. Dans cette niche de 2m30 par 1m et haute de 80 cm, il n'y a qu'un matelas de mousse de 5 cm d'épaisseur, posé directement au sol, un lampion et une fenêtre de 40cm par 20 en verre fumé. Évidement, comme tout était rationalisé, il n'y avait ni chauffage, ni clim. Il gelait à l'intérieur pendant que le chauffeur y dormait et j'y ai relevé un bon 52° un soir à Barcelone !
Tout l'intérêt de ce camion venait du fait que la longueur totale des véhicules est limitée, il avait donc été fait un maximum de place à la marchandise, au détriment de l'espace de vie du conducteur !
Après les voyages lointains, nous voilà désormais spécialisés dans le transport de pièces en plastique pour les automobiles (pare-chocs, tableaux de bord, …).
Destinations : Sochaux, Rennes, le sud de l'Angleterre et l'Espagne. Nous sommes bientôt 80 à rouler dans ces clapiers sans le moindre confort. Nos camions sont uniformément blancs, juste la bâche qui est verte, mais plus vert "paumier". La boite s'appelle désormais "TPsa". Le fils Paumier n'y a plus que des fonctions "honorifiques" .Il passe le plus clair de son temps à frimer avec ses grosses voitures de luxe. Moi, je suis devenu le "chauffeur du camion 27"...
Face à cette situation dégradée, je me suis porté délégué du personnel. Rapidement mes conditions de travail se sont encore plus dégradées. Les tournées les plus merdiques sont systématiquement pour moi. Les jours fériés sont souvent passés à l'étranger où je peux donc rouler, sans être payé plus.
Je rentrais très souvent le samedi soir pour repartir le dimanche en fin de journée, parfois moins de 24 heures à la maison par semaine. De plus, je me retrouvais régulièrement bloqué des jours entiers chez des clients peu soucieux des délais.
Je suis vite rentré dans le rang et le travail est revenu à la normale. Un autre gars a repris la place, lui était soutenu par un syndicat. Ils l'ont d'autant plus fait chier que moi. Jusqu'au jour où, rompu par la fatigue, il s'est endormi au volant à 3 heures du matin. Ce jour là, il avait commencé par une réunion de délégués, pendant laquelle s'étaient accumulées menaces et pressions et il avait enchainé sur 10 heures de route, juste entrecoupées d'un repas. Sur une nationale, il n'a pas vu que le camion devant lui s'arrêtait à un stop. Il lui est rentré dans le cul. Avec nos cabines merdiques, il s'est retrouvé coincé entre le volant et le fond de la cabine. Le temps que les secours arrivent, il est mort étouffé … comme un rat prit au piège !
Sous prétexte de rendre hommage au seul chauffeur de la boite mort en service, le PDG avait affiché la photo du camion accidenté dans son bureau. Inutile de dire que, depuis, nous n'avons plus jamais eu de délégué … !
Quelques années après, ces trapannelles seront rendues obsolètes par la loi. J'userai quand même ce camion bien au-delà du raisonnable. Combien d'autres collègues sont morts aussi bêtement que notre délégué ? D'autres avaient été retrouvés morts d'insolation dans la niche ou asphyxiés par des systèmes de « chauffage maison » pour ne pas mourir de froid.
Pendant que je trainais cette épave sur les autoroutes d'Europe, mon fils entrait dans la société. Âgé tout juste de 19 ans, à peine titulaire d'un CAP et totalement inexpérimenté, il se retrouvait affecté à la conduite d'un ensemble neuf sur une ligne régulière et affublé d'un suivi par satellite : obligé de suivre un trajet prédéfini et minuté !. Sur un aller de plus de 1200 km, tout écart de plus d'un quart d'heure était sanctionné par la suppression des primes.
J'ignorai que, dans quelques mois, je serai affecté sur la même ligne que lui, mais avec 24 heures de décalage. Nous allons ainsi nous croiser pendant des années deux fois par semaine à peu près au même endroit, à la même heure, de semaine en semaine, sans jamais pouvoir nous arrêter pour passer cinq minutes ensemble ! Nous étions bien loin des jours de folies au « Londra Camping » en Turquie du temps du Moyen-Orient, où nous passions parfois deux ou trois jours à faire la fête !
Me voici donc devenu "fonctionnaire du volant". Mes heures de conduite, de repos, de repas et même de pause-pipi sont programmées à l'avance par le chef et restent parfaitement stables sur toute l'année. J'ai un "beau" camion, uniformément blanc, absolument identique à la centaine d'autres de la boite. Encore un Renault, sans trop d'équipement de confort. J'ai quand même la clim. Maintenant mon numéro de matricule se résume aux quatre chiffres et les deux lettres de la plaque d'immatriculation du camion. Benoit l'ékiape n'existe plus...
Je commence à comprendre pourquoi les jeunes n'ont plus la passion du métier, ni le respect du matériel. Les clients ne nous respectent plus non plus. Si nous ne sommes pas là, à l'heure programmée, on se fait engueuler comme des poissons pourris. Comme si nous venions de l'autre bout de la cour : 48 heures sur la route et on se fait traiter comme des merdes pour 5 minutes de retard … !
La qualité du travail n'est plus reconnue. De toute façon, nous n'avons plus la moindre initiative. Il faut référer de tout au bureau (via le satellite) et c'est les cadres qui n'ont jamais posé le cul dans un camion qui nous expliquent que quand ça bouchonne, il faut prendre l'itinéraire de délestage ...
Si ces gars se retrouvaient, comme il m'est arrivé, avec un arbre de roue cassé dans le col du Tahir, entre la Turquie et l'Irak, à 2400 mètre d'altitude et par -34°, j'aimerai bien voir comment ils s'y prendraient, avec leurs grandes théories, pour démonter et survivre pendant 2 mois, le temps qu'un copain rapporte les pièces pour réparer !
Mais c'est comme ça maintenant, c'est eux les patrons du transport aujourd'hui. Comme dit mon fils, les boss du transport ne tutoient que trois sortes de gens: les SDF à qui ils donnent la pièce en sortant de la messe, les putes qu'ils côtoient le vendredi soir en sortant du bureau et les routiers...
J'ai donc continué à faire mes deux tours d'Espagne par semaine, en saluant mon fils à la "cibie", toujours au même endroit, sans jamais s'arrêter, jusqu'au rachat de la boite par un grand groupe qui lui ne fonctionne qu'en relais. On a donc restructuré encore une fois et rationalisé. Désormais, nous ne faisons plus que du relais. Les chauffeurs ont été soit mutés, soit virés. Nous partons donc chaque jour d'un point fixe à destination du point de relais (souvent un simple parking d'autoroute), nous échangeons nos remorques et retour au dépôt. Une remorque change ainsi de mains 4 ou 5 fois avant d'arriver à destination. Bien souvent, nous ne savons même pas quelle est sa destination finale !
Depuis ce jour, je pars chaque soir à 21 heures en direction d'un dépôt de containers près de Lyon. Après 3h30 de route, je décroche ma remorque, en accroche une autre, celle qui est stationnée sur la place 35. Je ne croise jamais le gars qui l'a chargée dans la journée. Je fais le tour pour vérifier que les plombs de douane sont bien en place, je vérifie aussi l'éclairage. S’il y a une ampoule grillée, je la change à ma charge car je me refuse de rouler avec un éclairage défectueux, je ne veux pas de morts sur la conscience ! Mais, la boite ne me fournit pas assez d'ampoules de rechange : "ya’ka pas en griller autant ... " Ensuite, je dispose de 45 minutes de pause, souvent consacrées à bricoler la remorque mise à mal par des routiers dégoutés de leur métier.
A 1h15, je reprends la route en direction du dépôt. J'arrive à 4h45. Je décroche vite fait la remorque, pose les papiers dans la boite à lettres et je termine donc à 5h pile.
Pour faire ce boulot, on m'a attribué un truc que je n'ose appeler camion : c'est tout petit, aucune puissance, je rame dans les côtes, tout y est fade, moche et sans personnalité. Mon matricule n'est même plus l'immatriculation, je suis devenu "la tournée Chasse sur Rhône"... Je fais 35h avec la paye de misère qui va avec. Je gagnais plus en faisant mon gasoil en une seule fois en Turquie qu'aujourd'hui en roulant 20 nuits par mois !
Ce matin, en quittant définitivement le dépôt, sans tambour ni trompette, je me dis que ce métier est devenu, de rationalisation en rationalisation, un enfer broyant les hommes pour en faire des bêtes de somme. Nous avons perdus notre liberté et nos savoir-faire.
Il faut dire aussi que, quand j'ai débuté, même pas un an après, je m'achetai la même voiture que le patron : une Simca 1100 d'un vert presque "Paumier". Mais de rationalisation en rationalisation, aujourd'hui la voiture du petit-fils Paumier, PDG du Groupe, (mais juste pour faire bien face aux clients) vaut presque le prix de ma maison ...
Mais, dans les années 80, entre la guerre Iran / Irak, la concurrence de plus en plus accrue des Bulgares (pas toujours loyale) et la conjoncture mondiale, ces destinations sont de moins en moins rentables. Pour lutter, le bénéfice des transactions de gasoil est maintenant versé sur un compte au nom du patron et nous n'en touchons plus qu'une infime partie. Malgré ça, nous abandonnons peu à peu ces destinations de rêve. Pendant quelques temps, je serai le plus souvent à destination du Maroc, voyages entrecoupés de quelques excursions dans les pays de l'Est, de l'autre coté du rideau de fer encore existant à ce moment là : Pologne, Russie, Moscou, St Petersburg avec 25 tonnes de parfum de luxe pour les hôtels à Apparatchik et retour avec de la vodka. Mais, sur ces destinations aussi les transporteurs locaux nous concurrencent et c'est la guerre des prix, aussi entre transporteurs Français. Nous jetterons rapidement l'éponge. Entre temps, j'ai usé mon "Diabolique 88". Je l'appelais ainsi car il bondissait comme un diable hors de sa boite quand je sollicitais la pédale de droite pour doubler. Le jour où je l'ai abandonné chez le concessionnaire, le compteur affichait un million huit cent vingt quatre mille six cent quatre vingt douze kilomètres. Je m'en souviendrai longtemps : 1.1824.692 km !
Je roulais maintenant dans un confortable et moderne Volvo F10 Globetrotter, qui manquait singulièrement de "watt" en montagne. La Patronne n'avait pas jugé raisonnable de m'offrir la clim qui pourtant apparaissait de plus en plus sur les camions. La déco de la cabine était redevenue standard, juste aux couleurs de la boite, finie la personnalisation sur la portière. Mon camion était parfaitement identique aux autres de la maison. C'est moi qui ai du écrire mon surnom en lettres blanches sur le pare-brise. Nous étions maintenant une bonne trentaine.
La Patronne décéda dans l'accident d'avion de tourisme d'un gros client avec qui elle partait en week-end en Corse. Le Fiston se trouva contraint de vendre une partie de ses parts à un nouvel associé pour faire face aux frais d'une succession mal préparée.
Ni une ni deux, « on restructure, on rationalise ! ». Les Volvo Glob sont vendus pour être remplacés par des Renault G290 Duplex avec, comme on le disait "la niche du chien sur le toit". Pour faire simple : au lieu d'avoir, comme dans les Volvo, la couchette derrière les sièges au fond de la cabine et un toit suffisamment haut pour se tenir debout quand le conducteur passe du volant au lit, le Renault était équipé d'une cabine finissant à raz derrière le dossier du siège, tellement à raz que je n'arrivais pas à avoir assez de recul pour m'installer au volant. Je prenais mal aux genoux dans ce piège, un mal qui me tient toujours depuis. Pour dormir, il y a un cube de plastique sur le toit de la cabine, on le gagne en passant par la trappe du toit ouvrant du camion. Dans cette niche de 2m30 par 1m et haute de 80 cm, il n'y a qu'un matelas de mousse de 5 cm d'épaisseur, posé directement au sol, un lampion et une fenêtre de 40cm par 20 en verre fumé. Évidement, comme tout était rationalisé, il n'y avait ni chauffage, ni clim. Il gelait à l'intérieur pendant que le chauffeur y dormait et j'y ai relevé un bon 52° un soir à Barcelone !
Tout l'intérêt de ce camion venait du fait que la longueur totale des véhicules est limitée, il avait donc été fait un maximum de place à la marchandise, au détriment de l'espace de vie du conducteur !
Après les voyages lointains, nous voilà désormais spécialisés dans le transport de pièces en plastique pour les automobiles (pare-chocs, tableaux de bord, …).
Destinations : Sochaux, Rennes, le sud de l'Angleterre et l'Espagne. Nous sommes bientôt 80 à rouler dans ces clapiers sans le moindre confort. Nos camions sont uniformément blancs, juste la bâche qui est verte, mais plus vert "paumier". La boite s'appelle désormais "TPsa". Le fils Paumier n'y a plus que des fonctions "honorifiques" .Il passe le plus clair de son temps à frimer avec ses grosses voitures de luxe. Moi, je suis devenu le "chauffeur du camion 27"...
Face à cette situation dégradée, je me suis porté délégué du personnel. Rapidement mes conditions de travail se sont encore plus dégradées. Les tournées les plus merdiques sont systématiquement pour moi. Les jours fériés sont souvent passés à l'étranger où je peux donc rouler, sans être payé plus.
Je rentrais très souvent le samedi soir pour repartir le dimanche en fin de journée, parfois moins de 24 heures à la maison par semaine. De plus, je me retrouvais régulièrement bloqué des jours entiers chez des clients peu soucieux des délais.
Je suis vite rentré dans le rang et le travail est revenu à la normale. Un autre gars a repris la place, lui était soutenu par un syndicat. Ils l'ont d'autant plus fait chier que moi. Jusqu'au jour où, rompu par la fatigue, il s'est endormi au volant à 3 heures du matin. Ce jour là, il avait commencé par une réunion de délégués, pendant laquelle s'étaient accumulées menaces et pressions et il avait enchainé sur 10 heures de route, juste entrecoupées d'un repas. Sur une nationale, il n'a pas vu que le camion devant lui s'arrêtait à un stop. Il lui est rentré dans le cul. Avec nos cabines merdiques, il s'est retrouvé coincé entre le volant et le fond de la cabine. Le temps que les secours arrivent, il est mort étouffé … comme un rat prit au piège !
Sous prétexte de rendre hommage au seul chauffeur de la boite mort en service, le PDG avait affiché la photo du camion accidenté dans son bureau. Inutile de dire que, depuis, nous n'avons plus jamais eu de délégué … !
Quelques années après, ces trapannelles seront rendues obsolètes par la loi. J'userai quand même ce camion bien au-delà du raisonnable. Combien d'autres collègues sont morts aussi bêtement que notre délégué ? D'autres avaient été retrouvés morts d'insolation dans la niche ou asphyxiés par des systèmes de « chauffage maison » pour ne pas mourir de froid.
Pendant que je trainais cette épave sur les autoroutes d'Europe, mon fils entrait dans la société. Âgé tout juste de 19 ans, à peine titulaire d'un CAP et totalement inexpérimenté, il se retrouvait affecté à la conduite d'un ensemble neuf sur une ligne régulière et affublé d'un suivi par satellite : obligé de suivre un trajet prédéfini et minuté !. Sur un aller de plus de 1200 km, tout écart de plus d'un quart d'heure était sanctionné par la suppression des primes.
J'ignorai que, dans quelques mois, je serai affecté sur la même ligne que lui, mais avec 24 heures de décalage. Nous allons ainsi nous croiser pendant des années deux fois par semaine à peu près au même endroit, à la même heure, de semaine en semaine, sans jamais pouvoir nous arrêter pour passer cinq minutes ensemble ! Nous étions bien loin des jours de folies au « Londra Camping » en Turquie du temps du Moyen-Orient, où nous passions parfois deux ou trois jours à faire la fête !
Me voici donc devenu "fonctionnaire du volant". Mes heures de conduite, de repos, de repas et même de pause-pipi sont programmées à l'avance par le chef et restent parfaitement stables sur toute l'année. J'ai un "beau" camion, uniformément blanc, absolument identique à la centaine d'autres de la boite. Encore un Renault, sans trop d'équipement de confort. J'ai quand même la clim. Maintenant mon numéro de matricule se résume aux quatre chiffres et les deux lettres de la plaque d'immatriculation du camion. Benoit l'ékiape n'existe plus...
Je commence à comprendre pourquoi les jeunes n'ont plus la passion du métier, ni le respect du matériel. Les clients ne nous respectent plus non plus. Si nous ne sommes pas là, à l'heure programmée, on se fait engueuler comme des poissons pourris. Comme si nous venions de l'autre bout de la cour : 48 heures sur la route et on se fait traiter comme des merdes pour 5 minutes de retard … !
La qualité du travail n'est plus reconnue. De toute façon, nous n'avons plus la moindre initiative. Il faut référer de tout au bureau (via le satellite) et c'est les cadres qui n'ont jamais posé le cul dans un camion qui nous expliquent que quand ça bouchonne, il faut prendre l'itinéraire de délestage ...
Si ces gars se retrouvaient, comme il m'est arrivé, avec un arbre de roue cassé dans le col du Tahir, entre la Turquie et l'Irak, à 2400 mètre d'altitude et par -34°, j'aimerai bien voir comment ils s'y prendraient, avec leurs grandes théories, pour démonter et survivre pendant 2 mois, le temps qu'un copain rapporte les pièces pour réparer !
Mais c'est comme ça maintenant, c'est eux les patrons du transport aujourd'hui. Comme dit mon fils, les boss du transport ne tutoient que trois sortes de gens: les SDF à qui ils donnent la pièce en sortant de la messe, les putes qu'ils côtoient le vendredi soir en sortant du bureau et les routiers...
J'ai donc continué à faire mes deux tours d'Espagne par semaine, en saluant mon fils à la "cibie", toujours au même endroit, sans jamais s'arrêter, jusqu'au rachat de la boite par un grand groupe qui lui ne fonctionne qu'en relais. On a donc restructuré encore une fois et rationalisé. Désormais, nous ne faisons plus que du relais. Les chauffeurs ont été soit mutés, soit virés. Nous partons donc chaque jour d'un point fixe à destination du point de relais (souvent un simple parking d'autoroute), nous échangeons nos remorques et retour au dépôt. Une remorque change ainsi de mains 4 ou 5 fois avant d'arriver à destination. Bien souvent, nous ne savons même pas quelle est sa destination finale !
Depuis ce jour, je pars chaque soir à 21 heures en direction d'un dépôt de containers près de Lyon. Après 3h30 de route, je décroche ma remorque, en accroche une autre, celle qui est stationnée sur la place 35. Je ne croise jamais le gars qui l'a chargée dans la journée. Je fais le tour pour vérifier que les plombs de douane sont bien en place, je vérifie aussi l'éclairage. S’il y a une ampoule grillée, je la change à ma charge car je me refuse de rouler avec un éclairage défectueux, je ne veux pas de morts sur la conscience ! Mais, la boite ne me fournit pas assez d'ampoules de rechange : "ya’ka pas en griller autant ... " Ensuite, je dispose de 45 minutes de pause, souvent consacrées à bricoler la remorque mise à mal par des routiers dégoutés de leur métier.
A 1h15, je reprends la route en direction du dépôt. J'arrive à 4h45. Je décroche vite fait la remorque, pose les papiers dans la boite à lettres et je termine donc à 5h pile.
Pour faire ce boulot, on m'a attribué un truc que je n'ose appeler camion : c'est tout petit, aucune puissance, je rame dans les côtes, tout y est fade, moche et sans personnalité. Mon matricule n'est même plus l'immatriculation, je suis devenu "la tournée Chasse sur Rhône"... Je fais 35h avec la paye de misère qui va avec. Je gagnais plus en faisant mon gasoil en une seule fois en Turquie qu'aujourd'hui en roulant 20 nuits par mois !
Ce matin, en quittant définitivement le dépôt, sans tambour ni trompette, je me dis que ce métier est devenu, de rationalisation en rationalisation, un enfer broyant les hommes pour en faire des bêtes de somme. Nous avons perdus notre liberté et nos savoir-faire.
Il faut dire aussi que, quand j'ai débuté, même pas un an après, je m'achetai la même voiture que le patron : une Simca 1100 d'un vert presque "Paumier". Mais de rationalisation en rationalisation, aujourd'hui la voiture du petit-fils Paumier, PDG du Groupe, (mais juste pour faire bien face aux clients) vaut presque le prix de ma maison ...
Bill-d-isere- Modérateur
- Nombre de messages : 1263
Age : 55
Date d'inscription : 16/05/2008
Feuille de personnage
coucou:
Re: les camions blancs
Joli texte Bill , mais bien triste réalité .
minos202- Nombre de messages : 117
Age : 58
Date d'inscription : 17/10/2008
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coucou:
Re: les camions blancs
Ce texte a 2 ans, mais je me suis rendu compte que je ne l'avais jamais mis ici...
C'est bien sur une pure fiction !
C'est bien sur une pure fiction !
Bill-d-isere- Modérateur
- Nombre de messages : 1263
Age : 55
Date d'inscription : 16/05/2008
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Re: les camions blancs
science fiction ou certain ce sont reconnu( je pense a pat56)
mais combien on vu ca pour de vrai
quand ont lit ca, on devrait ce poser des question
mais combien on vu ca pour de vrai
quand ont lit ca, on devrait ce poser des question
le jurassien- Nombre de messages : 387
Age : 39
Date d'inscription : 08/10/2008
Re: les camions blancs
une fiction.... ben en même temps en lisant je voyais un collegue de transmavin du dépôt de Chuzelle, quand il a pris sa retraite nous etions 5.... sur tout le taf ....
Ca laisse un gout amer quand tu reprends le chemein du dépôt le lundi matin....
Ca laisse un gout amer quand tu reprends le chemein du dépôt le lundi matin....
Nounours38- Nombre de messages : 100
Age : 52
Date d'inscription : 15/05/2009
Re: les camions blancs
Très jolie texte et si vrai. Un vrai plaisir à lire.
Pitchoune- Nombre de messages : 955
Age : 51
Date d'inscription : 08/05/2009
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Re: les camions blancs
Oui Nico, dans ma fiction, il y a plein de gens vrais. A commencer par Benoit...
C'est aussi le transcription de ce que j'ai pu voir et entendre du métier.
C'est aussi le transcription de ce que j'ai pu voir et entendre du métier.
Bill-d-isere- Modérateur
- Nombre de messages : 1263
Age : 55
Date d'inscription : 16/05/2008
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Re: les camions blancs
une fiction ? la description parfaitement réaliste de ce qui a été et n'est plu
je suis trop jeune pour avoir connu la première partie mais suffisamment vieux pour avoir vu le reste se mettre en place
c'est reellement un très beau texte et surtout tellement vrai
bravo Bill
je suis trop jeune pour avoir connu la première partie mais suffisamment vieux pour avoir vu le reste se mettre en place
c'est reellement un très beau texte et surtout tellement vrai
bravo Bill
Re: les camions blancs
Merci Guéno !
Bill-d-isere- Modérateur
- Nombre de messages : 1263
Age : 55
Date d'inscription : 16/05/2008
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Re: les camions blancs
Très beau texte de Bill qui pourrait être une vérité quand on en cose avec les vieux chauffeurs.
Pipof- Nombre de messages : 2459
Age : 54
Date d'inscription : 10/01/2008
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